Neuvième VEILLÉE

Nous connûmes l’angoisse. Pas tous, pas de la même manière, mais la Colline entière se retrouva en proie à une anxiété pesante. Sur le Causse, dans les champs et dans les vergers, le travail nous faisait oublier la fragilité de notre situation, mais il suffisait que quelqu’un remontât les chemins à l’improviste pour que notre respiration s’arrêtât. Sur le Plateau, malgré notre acharnement à parler d’autre chose, nous ne pouvions pas nous empêcher de regarder vers les Pentes. Et dans les Pentes, il était impossible de ne pas sursauter au moindre bruit.

Quant aux Portes, Tendre Mère, il suffisait de les voir pour regretter. Elles paraissaient si chétives vues de haut ! Et nous arrivions toujours du haut, et il y avait toujours un moment où nous les dominions, apercevant encore la mer ou le Port ou la Citadelle, mais pas les rues en dessous, ni ce qui s’y tramait. Puis l’horizon disparaissait derrière leur faîte et nous ne pouvions plus qu’imaginer. La cité de Macil. L’ennemi.

Pourtant elles avaient fière allure, nos Portes ! Cinquante pieds de haut, toutes de châtaignier durci à la flamme et goudronné : des troncs cinquantenaires croisant des troncs cinquantenaires, renforcés de plaques de forge. Et devant elles, les maçons achevaient de dresser vingt pieds de murs de pierres dûment cimentées. Dans quelques semaines, le Prévost pourrait essayer ses béliers : soutenues par le bâti de pierre, les Portes ne broncheraient pas. Parce que ce n’étaient plus des portes. Elles en avaient l’apparence, côté Basse-Ville, pour laisser penser que nous nous étions enfermés – pour rassurer, en quelque sorte –, néanmoins, nous nous étions emmurés.

Oh ! Nous avions bien prévu des voûtes, légèrement excentrées au pied des murs, s’ouvrant comme des arches sur les battants de bois, mais nous les avions obstruées d’une maçonnerie qui, pour provisoire qu’elle fût, n’en était pas moins hermétique.

Nous avions aussi rehaussé le sommet des Portes par des troncs taillés en pointe, et une passerelle courait d’un mur ou d’un pan de falaise à l’autre. De la passerelle, des sentinelles surveillaient les rues dont nous nous étions exclus, des sentinelles qui se relayaient par veilles de quatre heures, de minuit à minuit. C’étaient les hommes qui avaient épaulé Qatam durant la disette et qu’il coordonnait encore. Ils possédaient leurs arcs, leurs carquois et leurs flèches. Ils disposaient de barriques pleines de pierres, peu : six sur chaque passerelle, mais, comme celles d’eau, déversées sur les premières patrouilles que le Prévost avait postées près de chaque Porte, elles n’avaient pour fonction que de décourager.

«— La prochaine fois, elle pourrait être bouillante, avait averti Qatam.

Les Gardes avaient pris la menace au sérieux, ils s’étaient éloignés des Portes, de quelques pieds. Mais, en ces premiers jours, nous savions que nos menaces étaient comme nos pierres ou comme nos Portes : à la libre appréciation de ceux qui les subissaient. Si la Citadelle ordonnait l’assaut et si elle s’en donnait les moyens, l’apparat de forteresse derrière lequel se terrait la Colline volerait en éclats. Nous avions besoin de temps pour nous organiser. Nous avions besoin de soleil pour sécher le ciment.

Le pire était l’attente. L’attente de cet assaut et des massacres qui s’ensuivraient. Ou l’attente du moment où nous pourrions repousser la charge de la Garde sans dommage majeur. En fait, la seule chose que nous eussions souhaitée, et que nous ne pouvions attendre, était la certitude qu’il n’y aurait ni assaut ni massacre.

Les jours et les nuits se succédaient avec une lenteur infinie et den Heyel Castan, Prince de cette Macil que nous avions amputée d’une colline, ne réagissait pas. Des officiers nous avaient ordonné d’ouvrir les Portes, avant de se reculer, trempés. Des patrouilles avaient envahi les plus proches rues de la Basse-Ville, mais aucune ne disposait de bélier. Le Prévost en personne était venu visiter nos édifices et était reparti sans nous adresser un mot. Au bout d’une semaine, une seule personnalité de l’administration princière avait semblé s’inquiéter de notre sécession : un conseiller du Connétable. Il avait exigé de parler au bailli et Bandeo était monté sur la Porte des Mille Marches pour l’écouter.

«— Puis-je toujours vous considérer comme bailli de la Colline ? avait-il demandé.

«— J’en doute, avait répondu Bandeo.

«— Êtes-vous retenu contre votre gré ?

«— En aucune façon.

«— Dois-je penser que, au contraire, vous êtes personnellement engagé dans cette sédition ?

«— Nous sommes tous personnellement engagés.

«— En ce cas, je vous recommande de signifier à chaque Collinard que sa situation personnelle est tributaire d’une part de l’acquittement de l’impôt, d’autre part de la libre circulation des personnes au sein de la cité. Par ailleurs, je vous somme de libérer le capitaine Egvand et les Gardes de sa juridiction.

«— Lorsque nous le lui avons proposé, den Egvand Siehl a refusé de quitter la Colline. Il a aussi refusé de rendre les armes et s’est enfermé avec ses hommes dans le poste de Garde. Nous ne sommes en mesure ni de les déloger, ni de les expulser.

«— J’en prends acte et j’en référerai au Connétable. Il va de soi que, tant que ces différents points n’auront pas été résolus et que vous n’aurez pas démonté les Portes, aucun commerce et aucun convoyage ne seront tolérés entre la Colline et le reste de Macil.

«— Bon sang ! Pourquoi croyez-vous que nous nous sommes enclavés ?

Le porte-parole de l’administration princière s’était autorisé un sourire ironique et avait regagné la Citadelle. Trois jours avaient passé depuis et rien de nouveau ne s’était produit.

 

La réaction d’Egvand nous avait pris de court.

Quand, après moins d’une demi-heure d’un débat sans opposant, la Colline avait approuvé la fermeture des Portes, nous n’avions pas espéré que le capitaine d’arrondissement remît ses armes de gaieté de cœur, mais ni Qatam ni Halween, à la tête de quarante hommes, n’avaient envisagé qu’il leur offrirait plus qu’une résistance de principe. Egvand avait fait pour lui-même et ses hommes ce que nous avions fait pour la Colline : il s’était emmuré. Lui, son lieutenant et douze Gardes dans moins d’un are... même en leur fournissant eau et nourriture, nous étions certains que les désagréments de leur situation les ramèneraient rapidement à la raison.

Ce ne fut pas le cas. Après douze jours d’un dialogue cent fois interrompu, Egvand tenait bon et ses hommes continuaient à lui apporter leur soutien. Et cette obstination payait puisque, de plus en plus, elle entachait nos réunions d’échanges venimeux. Il y avait les partisans de la manière forte, par le feu ou la faim, et ceux qui se refusaient à toute violence mais ne proposaient aucune solution. Ces tensions nous perturbaient d’autant plus que le groupe relativement restreint que nous formions (moins de trente personnes, toutes plus ou moins liées avec les Enselvains) réfléchissait à l’élaboration d’une structure politique légitime. Nous prétendions établir une organisation permettant à toute la communauté de participer à sa propre gestion et nous, qui nous connaissions de manière intime, n’étions pas capables de gérer notre première et dérisoire crise sans nous dresser les uns contre les autres !

Quand nous en prîmes conscience, il fut décidé d’accorder un délai d’une journée aux Gardes avant de leur couper les vivres. Comme Bandeo et Parleur étaient les plus farouches opposants à cette attitude, nous les chargeâmes de tenter une dernière démarche auprès d’Egvand. L’aube était encore loin, mais ils se rendirent immédiatement au poste de la Montée du Hayet et comme le capitaine, malgré leurs garanties, refusa de sortir pour discuter, ils choisirent de le rejoindre dans son ghetto.

Halween était encore à la taverne quand un des hommes chargés de surveiller le poste de garde l’en informa. Elle entra dans une rage folle, mais elle ne put faire plus que rallier le poste et s’installer devant, et attendre.

 

Entassés dans une pièce que Bandeo et Parleur ne visitèrent pas, la plupart des Gardes dormaient. Dans une autre, celle qui donnait sur la rue, deux hommes surveillaient la Montée du Hayet par les interstices aménagés dans le bric-à-brac barricadant leur prison. D’autres Gardes dormaient dans une troisième, plus petite, et le capitaine, flanqué de son lieutenant, conduisit ses visiteurs dans celle, encore plus exiguë, qui lui tenait lieu de bureau et de chambre.

Tout le poste puait. Une odeur de renfermé où se mêlaient celles de la sueur et des déjections humaines.

Pourtant, si leurs uniformes étaient sales et malodorants, quoique pâles et émaciés, les deux officiers étaient rasés de moins d’un jour.

— Je n’ai que le sol à vous proposer, annonça Egvand en refermant la porte. Je préfère laisser les sièges aux hommes qui montent la garde.

Un reste de chandelle fut allumé et placé au milieu de la pièce, diffusant une lumière pâlotte, puis tous quatre s’assirent en tailleur, le dos appuyé contre un mur : Bandeo et Parleur du même côté, le capitaine et son lieutenant chacun sur un mur les jouxtant.

— Il faut sortir de cette impasse, attaqua Bandeo d’une voix ferme. Nous ne pouvons plus vous nourrir sans que vous fassiez un geste de...

— Nous avons décidé de ne plus accepter les aliments que vous nous offrez, le coupa Egvand.

Le mareyeur resta bouche ouverte, Parleur plissa les yeux.

— Vous avez décidé ? demanda-t-il.

— Tous les quatorze.

— Tous les quatorze ? répéta Parleur en faisant la moue.

— Nous n’aurons besoin que de deux pintes d’eau par jour et par personne, précisa Egvand.

Il y eut un long silence. Bandeo cherchait un moyen de relancer la conversation sur des bases constructives. Parleur s’efforçait à la plus stricte froideur.

— Si nous ne parvenons pas à nous entendre, dit-il, vous n’aurez plus d’eau dès demain soir.

Egvand accusa le choc sans frémir :

— C’est une menace logique.

— Ce n’est pas une menace, se ranima Bandeo, c’est ce que nous avons été chargés de vous annoncer. (Il laissa les deux officiers s’imprégner de ce qu’impliquait l’information, puis il continua :) Mais ce n’est pas le motif de notre démarche. En fait, ni Parleur ni moi n’avons approuvé cette décision, cependant nous sommes convenus que la situation ne pouvait pas rester en l’état... et il semble que, de votre côté, vous soyez parvenus à la même conclusion. Alors, puisque nous sommes d’accord sur le principe, il serait temps de négocier une sortie honorable, et à votre sens et au nôtre.

Egvand réfléchit moins de cinq secondes.

— Nous refusons de quitter notre poste, dit-il.

— Mais quel poste, bon sang, Egvand ? s’irrita Parleur.

— L’arrondissement dont on nous a confié la police.

— Il n’y a plus d’arrondissement. Il n’y a plus de police.

— Quelle espèce d’illusion entretiens-tu, Parleur ? Et pour qui ? Ce ne sont ni des affamés, ni des pilleurs qui sont de l’autre côté de tes Portes, cette fois. C’est la Garde Macilienne. Si elle donne l’assaut, vous ne tiendrez pas deux heures !

Parleur secoua la tête, comme s’il sortait d’un rêve absurde.

— C’est là-dessus que tu comptes ? Tu devrais passer la tête par la fenêtre et jeter un œil à la Porte du Hayet. Je suis sûr que ça t’aiderait à comprendre pourquoi le Prévost n’a pas bronché.

Parleur savait qu’il avait marqué un point. Pourtant le capitaine ne se départit pas de ses certitudes :

— Les vantards qui font le pied de grue devant le poste n’arrêtent pas de se glorifier de tes Portes fortifiées... tu crois qu’ils crâneraient autant s’ils les pensaient imprenables ? Et toi, tu te sens vraiment à l’abri ?

— Plus le temps passe, plus j’ai l’esprit serein, oui.

— Le ciment est presque sec, c’est ça ? Que connais-tu à l’art de la guerre, Parleur ? Que sais-tu d’un siège et de la prise d’une ville ?

— J’en sais suffisamment pour te garantir que si Heyel veut reprendre la Colline, il lui en coûtera beaucoup de temps, d’hommes et d’écus. Je ne doute pas que le sacrifice des hommes et des semaines ne lui pose aucun problème, mais les écus, Egvand, ses précieux écus, il n’acceptera jamais de s’en priver.

Le capitaine souffla par le nez :

— C’est en vous abandonnant à votre sort qu’il s’en priverait, puisque vous ne versez plus l’impôt.

— À d’autres ! Heyel ne sait pas moins bien calculer que toi et moi, et le siège de la Colline lui coûterait cent fois ce que nous lui rapportons.

— Il n’y a pas que les écus, Parleur. Votre rébellion est un exemple qu’il ne peut pas laisser s’étendre.

— Donc il doit choisir entre masser ses troupes dans la Basse-Ville ou les disperser dans la Province pour interdire à quiconque de nous imiter. Tu prends un pari ?

Egvand ne releva pas. Bandeo en profita pour revenir dans la conversation :

— Le capitaine sait que nous avons déjà gagné le pari. D’ailleurs, il était gagné d’avance...

Surpris, Egvand tendit l’oreille et même son lieutenant se défit de son renfermement. Satisfait d’avoir capté leur attention à son seul usage, le mareyeur s’expliqua :

— N’importe quel stratège de moyenne envergure pouvait conclure que, en s’enclavant, la Colline se privait de ressources extérieures et qu’il suffisait d’attendre que la famine fasse son office. C’est ainsi que tombent les forteresses, n’est-ce pas ?

Les deux officiers se regardèrent, puis Egvand se décida :

— Nous pensions que den Heyel était trop impulsif pour se contenter d’un siège, mais il doit avoir d’autres préoccupations et, comme tu le dis, il n’a qu’à attendre.

— C’est bien là-dessus que nous comptions, avoua Bandeo.

— Compter sur quoi ? s’exclama Egvand. Sur une agonie de plusieurs mois ? Vous aurez vidé vos réserves avant la fin du printemps et ce que vous récolterez de fruits vous nourrira à peine pour l’été. De surcroît, vous ne disposez ni de gibier ni d’élevage et vous n’avez plus accès à la mer. Au milieu de l’automne, vous redécouvrirez les joies de la famine. Vous vous souvenez sûrement de cet hiver de disette, non ?

Ce fut au tour de Parleur et de Bandeo d’échanger un regard. Parleur eût volontiers interdit au mareyeur de s’engager plus loin sur ce terrain, mais celui-ci avait une idée en tête, et aucune envie de la laisser filer.

— Nous avons remarquablement survécu à la disette, lâcha-t-il. T’es-tu jamais demandé comment, Egvand ?

Egvand le savait, pas dans le détail, mais il avait entendu parler des combats dans les marais et des expéditions en amont du Bleyan. Il avait aussi certainement eu vent du système de nacelles. Toutefois, il n’avait pas prêté grande attention à nos histoires et il n’en avait pas intégré tous les éléments dans une réflexion globale... il faut avouer que, à part Parleur, personne ne l’avait fait.

— Vous étiez libres de vos allées et venues, objecta Egvand.

— Nous le sommes toujours, affirma Bandeo. En fait, de tout Macil, il n’y a que tes hommes et toi à être enfermés. Comprends-moi bien, Egvand : vous vous êtes barricadés pour nous empêcher de vous expulser de la Colline et, rien que pour ce que vous venez d’entendre, vous ne pourrez plus jamais la quitter. Le problème maintenant est de savoir ce que nous allons faire de vous. Beaucoup parmi nous se sont résolus à patienter quatre ou cinq jours avant de se débarrasser de vos charognes. Parleur et moi espérons toujours éviter cette extrémité... alors si vous avez une proposition, c’est le moment ou jamais.

Egvand écarta les bras en signe d’impuissance.

— Quel genre de proposition ?

— Puisque vous ne voulez ni ne pouvez quitter la Colline, reprit Bandeo, la question est de savoir comment vous allez gagner votre pain.

Les deux officiers se sentaient de plus en plus désarmés.

— La Colline s’en sortira, mais elle ne peut pas entretenir d’inactifs, du moins pas parmi les valides, insista le mareyeur. Comment comptez-vous contribuer à sa survie ? (Devant l’absence de réaction de ses vis-à-vis, Bandeo fit mine de s’énerver :) Saint Dogme ! Faites un effort ! Je suis en train d’essayer de vous sauver la peau !

Parleur non plus ne voyait pas où le mareyeur voulait en venir, et il craignait de regretter rapidement de l’avoir laissé aller aussi loin, mais les officiers étaient tellement déstabilisés qu’il préféra enfoncer le clou de Bandeo plutôt qu’attendre de voir si la manœuvre aboutirait.

— Il n’y aura pas d’autre possibilité de conciliation, Egvand.

— Ça, c’est assez clair, soupira le capitaine. C’est ce que vous attendez de nous qui l’est moins... et ce n’est sûrement pas à moi de vous le rappeler, mais nous sommes des soldats au service du Prince contre lequel vous vous dressez.

— Tout le malentendu est là, se précipita Bandeo. La Garde se contente de servir la Citadelle, alors que son office concerne la Province. Et vous, qui aviez en charge l’arrondissement de la Colline, serviez le Prévost et le Connétable au lieu de servir les Collinards.

Le lieutenant s’indigna :

— Ce ne sont ni les Collinards qui nous paient, ni eux qui détiennent l’autorité !

— D’où la Citadelle tire-t-elle les écus de ta solde, lieutenant ? Je ne suis plus bailli, mais je peux te rappeler ce que nous coûtaient ces impôts dont une part servait à payer ta fidélité ! Je ne sais pas ce que deviendra Macil, mais la Colline est aujourd’hui soumise à l’autorité des Collinards. (Il revint à Egvand :) Tout à l’heure, tu disais que vous refusez de quitter l’arrondissement dont on vous a confié la police. Il n’y a plus d’arrondissement et ceux qui vous commissionnaient n’ont plus d’autorité sur la Colline. Toutefois, vous pouvez toujours... ou plutôt enfin placer vos compétences au service de ces Collinards que vous avez jusque-là contribué à exploiter.

Parleur en resta sans voix, il était atterré, et le lieutenant ne l’était pas moins que lui. Den Egvand Siehl, lui, en bafouilla :

— Tu veux que... tu veux nous...

— Je ne veux rien, sinon vous sortir vivants d’ici et je ne peux même pas vous garantir que j’y parviendrai. Mais si vous êtes prêts à remplir une fonction de police non répressive dans une enclave sans noblesse, sans Prévosté et sans injustice, je veux bien essayer de convaincre la Colline que nous aurons besoin de vous, même si nous n’avons aucun usage de vos talents de soldats.

— Et à quoi pourraient-ils nous être utiles ? se récria Parleur.

Bandeo sourit à Egvand.

— Tu vois, j’ai déjà un adversaire. (Pour Parleur, il ajouta :) À éviter ou à régler les petits différends privés. À déceler les risques de conflits plus importants. À recenser les déséquilibres et à assister ceux qui peinent plus que les autres. À aider les plus individualistes à respecter les décisions collectives.

Il se releva et s’adressa aux deux officiers :

— Je vous soumets un projet auquel vous n’êtes pas obligés d’adhérer et que la communauté ne ratifiera peut-être pas. Je prends sur moi de le défendre auprès d’elle, mais c’est à vous seuls de décider s’il vous agrée. (Il les salua d’un signe de tête.) Capitaine, lieutenant. ... quoi qu’il se décide, pour vous comme pour nous, nous n’avons que quelques heures pour nous en convaincre.

Il ouvrit la porte et sortit sans que personne cherchât à le retenir. Parleur allait l’imiter lorsque Egvand le rappela :

— Tu vas t’opposer au projet ?

Sur le pas de la porte, Parleur sourit :

— Tu vas l’accepter ?

 

Dehors, Halween accueillit Parleur en se jetant dans ses bras.

— Tu es franchement dingue, tu sais ? lui dit-elle.

Il ne s’attendait tellement pas à la trouver devant le poste de garde que son mouvement de recul arriva trop tard, et il suffit à Halween de faire un pas en avant pour rester contre lui. Alors il la repoussa.

Les bras écartés, elle s’indigna :

— Mais je n’ai pas d’armes !

Non, elle n’avait pas d’armes. Ses sabres étaient restés sur le comptoir de l’Ours et elle n’avait même pas emporté un poignard. Quand il l’eut constaté, elle tenta une nouvelle fois de se lover dans ses bras. Et, Tendre Mère, sais-tu ce qu’il fit, cet imbécile, au lieu de l’embrasser ? Il la rembarra en lui débitant des platitudes où il était question de moi ! Et il eut la goujaterie de me le raconter et de me demander, une fois de trop, ce que la Mante pouvait espérer de lui.

Ce matin-là, je ne répondis pas. De toute façon, la réponse qui avait mûri en moi ne s’adressait qu’à moi. Je ne pouvais pas offrir à Halween ce qu’elle espérait de Parleur, mais je pouvais interdire à celui-ci de se cacher derrière moi.

Ce ne fut pas une décision facile à prendre : on n’efface pas des années de vie commune, avec leurs fardeaux d’habitudes et le confort qu’elles représentent, en claquant des doigts. J’aimais Parleur comme j’avais aimé mon frère, et pour les mêmes raisons. Ce n’était ni de l’amitié, ni de la fraternité, mais malgré nos orgasmes partagés, ce n’était pas de l’amour. C’était... c’était que je ne valais pas mieux que lui. Je pouvais aimer toute l’humanité et j’étais incapable de concentrer cet « amour » autour d’un seul être.

Halween si. Halween était douée pour l’exclusivité.

Alors j’acceptai d’écarter de son chemin le seul obstacle sur lequel j’avais une prise : moi. Cela se fit sans heurt, en quelques semaines, presque naturellement. À l’égard de Parleur, je manifestais un peu de lassitude, j’espaçais nos ébats, je me donnais plus facilement à d’autres, et je prenais ouvertement le parti de ceux qui me semblaient avoir raison sur lui, Bandeo surtout, ce qui l’agaçait prodigieusement.

Avec le recul, j’ai un peu honte d’avoir agi aussi sournoisement. Pourtant, à l’époque, il me semblait que je ne pouvais pas simplement m’asseoir en face de Parleur et lui dire : « Nous deux, ça suffit. On ne s’apporte plus grand-chose et je fais de l’ombre à quelqu’un qui a vraiment de l’amour à te donner. » Il l’eût accepté avec la même fatalité que ce fut finalement lui qui décréta notre séparation, en toute amitié et sans m’imputer la moindre responsabilité dans ce qu’il croyait être sa décision.

Il l’eût certes accepté, donc, mais il en eût tiré une raison supplémentaire de haïr Halween.

 

Durant ces semaines-là, la Colline connut une agitation sans rapport avec ses activités coutumières, même en tenant compte de la nouvelle situation. Cela commença une fois de plus aux Enselvains, quand Bandeo nous soumit le projet d’intégrer Egvand et ses hommes dans la collectivité. Il faut dire que, à l’exception d’Alviès, de Pettilio et de moi, son projet ne rencontra aucun enthousiasme. Parleur, Mescal et Halween se contentaient d’un soutien critique. Les autres, Qatam et le Vielleux en tête, s’opposaient farouchement à ce qu’ils considéraient être de la dernière inconséquence.

Depuis le début de la matinée, nous étions dans le salon aux joueurs (Navia et ses filles se succédant pour servir les rares clients de la grande salle) et nous discutions sans espoir de parvenir à un accord. Vers midi, l’Ours rejoignit Navia et nous continuâmes à palabrer autour d’un déjeuner frugal que nous avalâmes sans appétit. Quand le repas s’acheva, à l’initiative de pâtré Alviès, nous convînmes de nous séparer une heure ou, du moins, de ne pas reprendre le débat tous ensemble avant que ce délai ne fût écoulé. Seuls Gabar, Navia, ses filles, Mescal et Bandeo demeurèrent dans l’auberge. Les autres, par groupes, se dispersèrent sur la Colline.

Avec Qatam, Halween, Meo et Parleur, nous grimpâmes jusqu’à mon arbre, très vite rejoints par Cendre, qui revenait de sa chasse quotidienne. Nous étions assis à même le sol, la chatte s’installa au-dessus de nos têtes, sur ma branche préférée. Puis, alors que nous n’avions pas échangé un mot de toute la balade, Qatam s’adressa à Parleur :

— Je ne comprends pas pourquoi tu encourages cette connerie.

— Je ne l’encourage pas.

— Il n’a rien de mieux à proposer, dis-je, alors il ne s’oppose pas, mais, si tu veux mon avis, il est encore moins favorable à l’idée que toi.

Mon ton était plutôt vif et supposait que je désapprouvais leurs deux positions (ce qui était le cas, mais j’en rajoutais un peu). Ils tournèrent des yeux suspicieux dans ma direction.

— Alors, toi, me reprocha Qatam, ce n’est pas un encouragement, c’est un blanc-seing que tu donnes à Bandeo !

— Et toi quatorze poignards que tu enfonces dans le dos de quatorze types qui ne nous ont rien fait, me défendis-je. (Puis je m’en pris à Parleur :) Quant à toi, si tu continues à ne pas te situer franchement, tu obtiendras exactement le même résultat.

Il savait très bien où je voulais en venir, mais j’insistai :

— Tu dis que tu suis Bandeo, seulement les arguments que tu avances vont contre son projet. D’une part, ça ne risque pas d’aider les indécis à trancher en sa faveur et, d’autre part, tu te sentiras peut-être dégagé de toute responsabilité, mais au bout du compte les Gardes continueront à pourrir dans leur ghetto.

— Egvand est un officier de la Garde, Vini. J’ai du mal à inventer des arguments qui...

— Si Egvand est nuisible, il faut s’en débarrasser et, dans ce cas, puisque nous n’avons pas les moyens de l’expulser, c’est Qatam qui a raison : il faut le laisser crever.

Je me levai, pas furieuse, mais franchement écœurée, et je repris le chemin de la taverne. Dans mon dos, j’entendis Qatam :

— Elle n’a pas tort, Parleur : tu tournes en rond.

Je n’entendis pas la réplique de Parleur et personne ne me raconta la suite de la discussion. Simplement, quand ils nous rejoignirent aux Enselvains, les derniers et en retard de quelques minutes, je constatai que Parleur avait choisi d’aborder le problème sous un tout autre angle. Il s’installa entre Mescal et Teng, laissa Bandeo finir la phrase commencée avant son arrivée et nous décocha sa volée de flèches :

— Je crois qu’il est temps d’arrêter de nous prendre pour les administrateurs de la Colline. Egvand nous a coincés, mais ce n’est pas une raison pour nous arroger un droit de vie ou de mort sur sa tête ou le pouvoir d’instituer une milice. En outre, la Colline a des besoins beaucoup plus urgents. Maintenant que la Citadelle semble avoir décidé de nous abandonner à notre sort, il va falloir mettre en place les nacelles, prendre des contacts avec l’extérieur, négocier avec Le Guevian, faire rentrer du bois, des animaux et les denrées qui nous manquent. Il va falloir aussi répartir les tâches en fonction des volontés et des compétences. Et rien de cela n’est de notre ressort.

Nous restâmes muets. Il poursuivit :

— Pour l’instant nous parons au plus pressé et nous le faisons, nous, parce que nous sommes pour beaucoup dans la sécession de la Colline et que, sur cette base, les Collinards considèrent notre autorité comme naturelle. Cette acceptation tacite n’est pas un mandat. La seule chose que nous avons à faire aujourd’hui est de réunir les Collinards et de leur demander de choisir ceux qui mettront en place notre système politique... car même cela, nous n’avons pas à nous l’octroyer sur la seule base de notre bonne foi.

Le discours de Parleur nous remettait totalement en cause et beaucoup d’entre nous fronçaient les sourcils. Bandeo, lui, revint à son cheval de bataille :

— Tu fais bien de nous le repréciser, mais il y a tout de même urgence en ce qui concerne Egvand et ses hommes.

— Pourquoi ? demanda Parleur. Parce qu’il nous y contraint ou parce que la proposition que tu lui as faite nous met au pied du mur ?

— Cette proposition a le mérite de décoincer la situation, objectai-je.

— Au bénéfice de qui, Vini ? Des Collinards ? Je ne le pense pas. Le Vielleux et Qatam ne le pensent pas, et les trois quarts d’entre nous pas davantage... là (il pointa deux doigts au-dessus de la table), dans le salon aux joueurs des Enselvains. Nous nous trompons peut-être, je l’admets, mais tous les Collinards ont pris d’énormes risques pour se débarrasser d’un pouvoir arbitraire et nous n’avons pas à céder en leur nom à une autre forme d’arbitraire.

— Quelle forme d’arbitraire ? résistai-je.

— Le chantage. D’ailleurs, je te rappelle qu’Egvand nous menace de se laisser mourir de faim non pas pour cette fonction de police, qu’il accepterait d’autant plus volontiers qu’elle lui laisserait les mains libres au cœur de l’enclave, mais pour que nous abattions les Portes.

— Donc tu proposes que nous les laissions se suicider, s’indigna pâtré Alviès.

— C’est toujours mieux que les affamer. De toute façon, je crois que, en attendant qu’une assemblée légitime puisse statuer sur leur sort, nous devons leur offrir une alternative raisonnable à ce qu’ils s’imposent seuls.

— C’est-à-dire ? s’enquit le Vielleux avec suspicion.

— Les assigner à résidence dans un endroit un peu plus confortable que le poste du Hayet et leur permettre, sous bonne garde, de se dérouiller les jambes. Leurs armes leur seront évidemment confisquées. Qu’ils acceptent ou non, nous continuerons à leur fournir eau et victuailles. Ce qu’ils en feront ne nous concerne pas.

— Autrement dit, commenta le Vielleux, rien de changé depuis hier ! Nous continuons à leur demander de rendre les armes et eux peuvent continuer à nous envoyer paître.

Parleur sourit largement.

— Les données sont au contraire très différentes, dit-il. D’abord, il n’est plus question de renvoyer les Gardes d’arrondissement au Prévost. Ensuite, il n’est plus question qu’un groupe d’individus se substitue à la communauté pour gérer une affaire qui la concerne collectivement. Ce qui signifie, et c’est valable pour chacun de nous comme pour n’importe quel Collinard, que si quelqu’un souhaite participer activement à l’organisation et à la gestion de la Colline, il devra soumettre sa candidature à l’ensemble de la collectivité.

Cette fois, personne n’émit la moindre remarque. En le réduisant une fois de plus au problème de notre illégitimité, Parleur mettait un terme au débat sur la situation des Gardes. De plus, il continua à nous bousculer :

— Je suggère que nous passions le reste de l’après-midi à informer la Colline qu’une réunion se tiendra dès ce soir.

— Doucement, le modéra Gabar. Tu as l’intention de dire quoi, à cette réunion ?

— Que nous ne pouvons pas décider de l’avenir de la communauté à sa place et que, en conséquence, les Collinards désirant s’impliquer dans sa gestion disposeront. ... disons d’une semaine pour se faire connaître, avant que nous nous réunissions à nouveau et que nous élisions ceux qui seront chargés de définir à très brève échéance les structures politiques de la Colline.

Plusieurs questions fusèrent simultanément.

Combien en élira-t-on ? Comment les élira-t-on ? Quelle échéance ? C’est quoi, ces structures ?

Pour en avoir discuté avec lui, je savais que Parleur était effaré par notre naïveté, effaré au point d’être resté en retrait de nos discussions « politiques » depuis la fermeture des Portes. Je comprenais aussi qu’il eût préféré ne jamais s’engager, du moins pas de cette manière. Il aimait émettre des idées parce qu’il aimait les voir rebondir dans la tête de ses interlocuteurs, mais lui, qui était pétri des préceptes de Karel, redoutait qu’on n’appliquât les siens par défaut.

Défaut de maturité, défaut d’expérience, défaut de réflexion, défaut d’imagination, précisément tous les défauts dont nous souffrions depuis la naissance de l’enclave.

L’enclave, Tendre Mère ! Le mot était de lui. L’idée était de lui. Déjà j’avais deviné qu’elle était plus vieille qu’aucun de nous ne le pensait et longtemps j’ai cru qu’elle remontait à l’hiver de la disette. Il m’a fallu des mois pour me souvenir d’une discussion, la nuit où il avait pour la première fois parlé de barricader les Pentes. Il avait dit que cette idée datait du jour où il avait découvert la Colline. Par la suite, j’ai fini par admettre que, dès ce jour – celui de son arrivée à Macil –, il pensait à l’enclave. Simplement, il refusait qu’elle fût sienne. Et il refusait toujours, mais nous ne lui laissions pas le choix.

— Peu savent lire et nous n’avons pas le temps de mettre des bureaux en place, expliqua-t-il, pour cette fois, nous voterons en public et à main levée. Il faut espérer qu’il n’y aura pas plusieurs centaines de candidats. Pour le nombre, il y a des évidences... Trop, ce serait courir le risque de paralyser le travail par des désaccords entre clans. Pas assez, ce serait prendre celui de conclusions partielles ou partiales. Une douzaine me paraît être un nombre raisonnable. Une douzaine qui disposeraient d’un mois pour proposer un système simple... je veux dire : que tout le monde puisse comprendre, et qui le soumettraient à l’approbation des Collinards.

— Et s’il y en a qui n’approuvent pas ? s’enquit Gabar.

— Eh bien, s’ils sont plus de la moitié, il faudra recommencer, en tenant compte, je suppose, de ce qui ne leur convient pas.

Cela paraissait simple, un peu effrayant comme tout ce qui est inconnu (nous commencions toutefois à avoir une certaine habitude des expériences nouvelles), et difficilement critiquable. Pourtant personne ne manifestait le moindre entrain. Je crus d’abord que c’était parce que Parleur lui-même s’était exprimé sans enthousiasme, ou parce que notre opinion comptait finalement peu dans une idée qu’il nous imposait par dépit. Je me demandai ensuite si les Enselvains ne s’inquiétaient pas plutôt de perdre le contrôle des événements, car il s’agissait bel et bien, dans notre for intérieur, de remettre le pouvoir entre les mains de ceux pour qui nous l’avions conquis. Or Parleur nous assenait la plus courte échéance qui fût.

Le silence ne dura pas plus de deux minutes, mais il était chargé de malaise. Nous cherchions tous une phrase à ajouter ou une question à poser, ne fût-ce que pour ne pas avoir à nous lever, et nous n’en trouvions pas.

— Ce n’est pas un enterrement, bon sang ! nous fit sursauter Parleur. C’est l’aboutissement de ce que nous avons réalisé. Et il faut le faire maintenant : avant que nous ne commettions des actes irréversibles. Alors si quelqu’un a quelque chose à dire... Bandeo ?

Bandeo avait les mains croisées sur la table et la mine pensive. Il inspira profondément et se recula sur son siège.

— Il faut que les douze personnes que nous élirons puissent gérer les urgences, dit-il (et c’était un soutien total au projet de Parleur). Tu as parlé de ce qui concerne notre approvisionnement, mais il peut surgir des problèmes que nous n’avons pas envisagés et qui occuperont beaucoup de leur temps. Je pense que, pendant ce mois, il faudrait les doter d’un contrôle sur une équipe qu’ils nommeraient et qui assumerait l’intendance et les mauvaises surprises.

— Adopté, sourit Parleur. De toute façon, avant que d’autres personnes soient formées à les assumer, il y a des tâches qu’il est malaisé de déléguer. Par exemple, je vois mal qui à part Qatam et Halween peut organiser notre défense et il est évident que Vini et toi êtes nos meilleurs intendants. D’autres suggestions ?

Il n’y en eut pas, mais nous avions retrouvé un peu de cœur à l’ouvrage et ce fut avec le seul souci d’efficacité que nous nous répartîmes les rues de la Colline en vue de l’assemblée prévue pour le crépuscule.

 

Cette réunion démontra à quel point il était temps, comme l’avait dit Parleur, de ne plus nous prendre pour des Collinards à part. À peine présentées, ses propositions furent accueillies par des vivats assourdissants et, dès le lendemain, tandis qu’Egvand et ses hommes déménageaient sous bonne garde pour le vieux moulin, la Colline se passionna pour les préparatifs de ces premières élections.

Élection, candidature, vote et toutes leurs déclinaisons étaient des mots que les Collinards tournaient en bouche comme les saveurs d’un grand vin. On avançait des noms ou des idées, on donnait des conseils ou on en prenait. On faisait des calculs ou on dressait des plans avec autant de ferveur que de candeur. La moitié des phrases commençaient par : « Il faudrait... », l’autre par : « Moi, si j’étais... » Beaucoup se découvraient une vocation d’administrateur ou de conseiller, plus encore se découvraient des affinités et certains développaient des talents insoupçonnés, comme celui de battre campagne ou de fasciner un auditoire par la seule magie de la voix.

Six jours durant, je m’agitai énormément. Je vis peu mes amis, tous aussi sollicités que moi, mais je n’eus pas une seconde de solitude. Puis, la veille de cette première élection, quand tous les candidats se furent déclarés et que j’en recopiai la liste en plusieurs exemplaires, les premières évidences tombèrent. Celles que la Colline pensait inévitables et celles qu’elle n’attendait pas.

Parleur ne se présenta pas, pas plus que Mescal et le Vielleux, pas plus que Qatam, Halween, Gabar, Pettilio, Teng, Navia, l’Acrobate ou Meo. Personne des Enselvains, en somme, puisque j’avais moi-même décidé de laisser leurs chances à d’autres candidats. Sur le coup, j’en fus à ce point atterrée que je faillis rajouter mon nom en bas de chaque placard. J’avais l’impression que mes amis démissionnaient, collectivement, de ce qui n’eût jamais existé sans eux. Ce fut en discutant avec pâtré Alviès que je compris que leur retrait n’était ni une lâcheté, ni une lassitude.

— Et toi, Vini ? me demanda-t-il après que je lui eus expliqué ma déception. Pourquoi ne te présentes-tu pas ?

J’ouvris la bouche pour arguer de cette fameuse chance offerte à autrui, mais ce ne fut pas ce que je dis.

— Il y a quelque chose de trop officiel dans tout ça. C’était excitant de travailler autour d’une table avec des gens que je connaissais bien, mais je ne veux pas remplir une fonction qui conviendrait parfaitement à d’autres. Je... Honnêtement, pâtré, je comprends la nécessité de ce que nous sommes en train de faire, mais j’ai l’impression que nous gâchons la liberté que nous avons conquise. Mon frère disait que ce qui est institué n’a aucune spontanéité. Je suis trop indépendante pour contribuer à l’établissement de règles qui vont encadrer ma spontanéité.

Alviès ouvrit les bras, paumes vers le ciel.

— Je ne serais pas étonné que la plupart de tes amis aient suivi semblable raisonnement.

— La plupart ?

— Bandeo est aussi ton ami, n’est-ce pas ?

 

Bandeo fut élu. Il fut même le seul, sur les quarante-neuf candidats, pour lequel nous nous abstînmes de compter les bras levés tant ils étaient innombrables.

Avec lui, outre huit personnes que je connaissais mal, les Collinards désignèrent Peyal (le boucher), Ditciec et Merah (sa femme). Il n’y avait que deux femmes pour dix hommes et, si je n’en fus ni surprise (cinq femmes seulement s’étaient présentées) ni réellement choquée, cela fit entrer Halween dans une rage folle. Elle ne fut pas la seule à critiquer la composition de la Commission : quelques jeunes s’indignèrent de sa moyenne d’âge – il faut dire que Merah en était la cadette et qu’elle approchait sa quarantième année – et les quartiers du côté de l’Aven s’inquiétèrent de ne pas être représentés. Pourtant, dans l’ensemble, la Colline se félicita de ses choix et reprit le cours de ses activités avec encore plus de vigueur.

Comme nous nous y attendions, la Commission confirma Qatam à la tête de nos défenses et confia la sécurité des expéditions à Halween. Avec Pettilio, je fus chargée de poursuivre le recensement de nos capacités et de nos besoins. Mescal et Parleur furent désignés pour nouer des relations avec l’extérieur et faire rentrer ce qui nous manquait le plus, essentiellement du bois et des animaux d’élevage.

Parleur remit en marche les nacelles, deux sur le Bleyan (beaucoup plus en amont que lors de la disette) et deux autres sur l’Aven. Les chasseurs se mirent à courir la garrigue et les pêcheurs prirent l’habitude de traverser le fleuve pour poser leurs filets et leurs lignes à la lisière nord du Marais. Mescal, lui, fila plus au nord, disparaissant presque tout le mois, et, avec les écus des impôts que nous n’avions pas payés, il acheta des volailles, des chèvres, des moutons, un taureau et une trentaine de vaches laitières. Hisser les bovins sanglés sous le ventre, le long de la falaise et de nuit, ne fut pas une mince affaire, mais nous nous en sortîmes sans incident.

Sans incident... Tendre Mère ! On dirait que je relate une normalité ! Mais rien n’était normal. C’était comme si nous bâtissions un royaume – un royaume sans roi – dans une contrée inconnue, alors que nous habitions cette contrée depuis toujours. Tout ce que nous faisions de plus ordinaire était extraordinaire. Nous construisions des habitations sur le Plateau pour accueillir les familles du bas des Pentes, celles dont nous avions muré les logements par mesure de sécurité. Nous ouvrions de nouveaux puits vers la nappe souterraine, nous installions des gouttières et nous creusions des réservoirs pour l’eau de pluie, nous aménagions des entrepôts, des fumoirs, des clapiers, des étables, des granges. Nous préparions la terre pour le printemps qui approchait, nous... nous nous apprêtions à vivre cette autonomie telle que nous l’avions décrétée. Avec enthousiasme.

Et cet enthousiasme, heureusement, palliait nos carences. Car nous mangions mal, mieux que pendant la disette, mais de loin insuffisamment, et, pour modéré que fût cet hiver, le froid ne facilitait pas les travaux de force. Qu’importait, chaque jour qui passait, en amenuisant nos craintes, nous rendait plus libres.

Ce que nous n’étions pas et que nous ne serions jamais vraiment, comme le rappelait parfois Parleur en comité restreint :

«— Une enclave dépend du bon vouloir de ses voisins.

Notre plus proche et plus important voisin était Macil, bien sûr, dont nous connaissions intimement la menace. Puis il y avait les villages du nord de la Province avec qui nous établissions un commerce. Enfin et surtout, il y avait les contrebandiers du Guevian.

Le Guevian nous avait rouvert les marais sans difficulté. Il en avait même fait l’offre avant que Parleur ne le lui demandât, de la même façon qu’il avait offert ses services pour toute marchandise dont nous aurions besoin. Le Guevian avait autant d’admiration pour l’enclave qu’il avait d’amitié pour Parleur, mais il régnait sur deux mille individualistes qui se contrefichaient de la Colline.

Parleur avait passé de nombreuses heures à leur assurer qu’ils étaient les bienvenus sur la Colline et que nous allions devenir leur plus gros client, en échange de quoi ils seraient avisés de ne pas profiter exagérément de l’aubaine. Autant demander à un renard de ne pas se glisser dans un poulailler ouvert. Nous n’avions que peu d’écus à leur proposer et nous en viendrions rapidement à bout. À moins que nous ne trouvions un moyen d’en gagner, ce que Bandeo envisageait sérieusement (il suffisait, après tout, de trouver un artisanat ou des denrées dont nous pourrions faire le négoce), mais pas avant plusieurs saisons. Notre maigre trésor serait à sec bien avant et Le Guevian éprouverait de plus en plus de difficultés à contrôler l’impatience de ses hommes.

«— Un jour, avait-il dit à Parleur, je serai peut-être obligé de t’interdire le Marais ou de te demander de brûler mon propre village.

«— Nous en avons parlé il y a longtemps, avait répliqué Parleur, je n’accepterai ni l’un ni l’autre.

«— Si je peux te donner un conseil... ce jour-là, ne viens pas essayer tes arguments sur mon successeur, il n’aura sûrement pas mon sens de l’hospitalité.

«— Conseil pour conseil, Guevian, quand tu sentiras le vent tourner, viens tester la nôtre, d’hospitalité. Tu auras peut-être des regrets, mais ça prouvera seulement que tu es vivant.

Halween me raconta tout cela le soir où, à la stupeur générale, après avoir débarqué aux Enselvains avec son havresac plein à craquer et Cendre sur les épaules, Parleur sollicita une chambre, que Gabar et Navia se firent un plaisir de lui donner. Halween ne fut pas la seule à s’inquiéter de mon moral, mais elle fut la première à se précipiter chez moi et à s’en enquérir.

Je lui affirmai, évidemment, que je me sentais bien. Ce qui n’était ni l’exacte vérité, ni un franc mensonge : j’avais un peu mal aux tripes, mais j’étais soulagée. De toute façon, si fantasque que fût son amitié, Halween me respectait assez pour ne pas chercher à en apprendre davantage. Elle eut même suffisamment de tact pour ne pas manifester sa joie. Toutefois, malgré de réels efforts, elle fut incapable de ne pas introduire Parleur dans notre conversation, quel que fût le sujet que nous abordions. Comme chaque fois qu’elle se prenait sur le fait, elle baissait les yeux et rougissait, je finis par en être plus gênée qu’elle, et cela devint tellement visible qu’elle s’en aperçut :

— Je... Pardonne-moi, Vini, s’empourpra-t-elle encore davantage. Je suis d’une maladresse...

— Avec moi, tu peux l’être, l’interrompis-je (j’avais décidé de crever l’abcès), mais pas avec lui, tu comprends ?

Elle ne comprenait pas. Je soupirai :

— Fous tes vêtements de garçonne au feu et range tes sabres, Halween, définitivement. Mieux, donne-les à Meo, je suis sûre qu’il sera ravi.

Tant je la suffoquais, elle avait la bouche ouverte, mais aucun son n’en sortait. J’en profitai :

— Crois-moi, avec Parleur, il ne faut pas faire les choses à moitié, et tu fais tout à moitié... quand tu atteins la moitié. Même quand tu l’accompagnes dans le seul but de le protéger, tu l’indisposes. Alors que tu pourrais le suivre partout, à condition de ne pas te comporter en garde du corps.

— Merde, Vini ! explosa-t-elle. Il prend des risques absurdes et il est infoutu de se protéger lui-même !

— Non, Halween, et tu devrais en parler avec Qatam, parce que, jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas qu’il ne peut pas, c’est qu’il ne veut pas. Quant aux risques, il n’en prend manifestement pas davantage avec qui que ce soit que sur une falaise. Tu ne prétends pas lui tenir la main quand il grimpe, n’est-ce pas ? Alors renonce à ne lui montrer de toi que ce qu’il déteste... ou renonce à lui.

Le regard qu’elle me jeta se passait de commentaires.

— Tu devrais aussi renoncer à t’occuper de la sécurité des expéditions, continuai-je, et de celle des Portes et de tout ce qui peut solliciter tes qualités guerrières.

— Et qui va le faire à ma place ?

— Qatam...

— Il ne peut pas tout faire seul !

— ... et Meo.

— Meo est un gamin !

— Tu dis toi-même que Meo se débrouille très bien ! Mais ce n’est pas le problème, n’est-ce pas ?

Ses épaules s’affaissèrent.

— Tu n’as pas choisi, dis-je avec douceur, ni ce que tu es, ni celui que tu aimes, et les deux ne vont pas ensemble. Si cela m’était arrivé à moi et que j’étais toi, je me serais traitée de petite gourde tout juste bonne à se renier pour un pénis et quelques flatteries occasionnelles. (Elle ne rit pas franchement, mais ce fut plus qu’un sourire.) Seulement, nous sommes chacune ce que la vie a bien voulu faire de nous et je préfère te conseiller de baisser ton pantalon pour passer une robe.

Cette fois, son rire éclata pleinement.

— Pas de faux-semblant ? demanda-t-elle.

— Tout ou rien, confirmai-je.

— Et je l’aurai ?

Je hochai la tête.

— Et tu ne m’en voudras pas ? (Elle se rattrapa :) Je veux dire : ça ne te gênera pas ?

Mon rire ne valait peut-être pas le sien, mais il n’en était pas moins sincère.

 

Comme prévu, après un mois de réflexion, la Commission présenta ses propositions sur la Place du Marché. Plus des neuf dixièmes des Collinards les ratifièrent une semaine plus tard et la Colline connut sa deuxième campagne électorale, puis ses secondes élections.

Sans surprise, Bandeo devint le premier Bourgmestre de l’Enclave et Peyal, Ditciec et Merah furent réélus, comme d’autres, alors que d’autres encore vécurent leur première élection. Gabar et Pettilio faisaient partie du nombre, et Ielo échoua de peu. En tout, le Bourgmestre et vingt-cinq Conseillers furent institués pour deux ans. Ainsi que la Commission l’avait recommandé, nous les dotâmes d’un pouvoir exécutif quasi total et d’un pouvoir législatif limité à notre approbation par voie de vote. Ils imaginaient, ils débattaient, nous décidions. Même Parleur, qui avait une fois de plus refusé de présenter sa candidature, considérait le Conseil de l’Enclave comme un système viable et équitable. D’ailleurs, lorsque celui-ci constitua un corps de police et qu’il le confia à Egvand, il ne formula aucune critique et, lorsque Bandeo s’en étonna, il lui rétorqua juste :

— Le Conseil de l’Enclave a très légitimement désigné le Captain’ Miette pour remplir un office civil de police. Légitimement, Bandeo, ne vois-tu pas dans ce seul mot quelque chose d’historique ? Alors, mes réserves quant à l’utilité de cette police et au bien-fondé de la nomination à sa tête d’un ancien capitaine de la Garde...

La vérité, c’était que Parleur ne parlait plus. Pas sur la Colline, en tout cas (il passait une moitié de son temps à l’extérieur et souvent dans les marais). Il était de toutes les initiatives, il participait à de nombreuses tâches, il inventait la plupart des solutions à nos problèmes pratiques, mais il ne se mêlait pas de la gestion de l’Enclave et il ne bousculait plus personne de ses tirades assassines.

Je me suis longtemps interrogée sur les raisons de son silence et, dans mes moments les plus égocentriques, j’ai même envisagé que notre séparation en fût responsable. Aujourd’hui, je pense que Parleur ne s’exprimait plus parce qu’il n’avait tout simplement rien à dire ou, plus exactement, à redire. Pour lui, nous avancions dans la bonne direction, point.

Si nous avions alors discuté, j’aurais compris qu’il ne s’était pas arrêté de parler. Il parlait dans le Marais pour insuffler un peu d’humanité aux contrebandiers et lier leur destin au nôtre. Il parlait dans les villages sur le Bleyan. Mais nous ne nous voyions que très peu et toujours en présence d’autres. Qatam, Mescal, le Vielleux, Meo et Halween, un curieux mélange, au bout du compte. Des individualistes forcenés, à n’en pas douter, irréprochablement altruistes, qui s’excluaient du groupe qu’ils avaient rassemblé, et auxquels se joignaient souvent Merah et Ditciec, Conseillers de l’Enclave, et moi, qui n’étais plus tout à fait des leurs.

C’était peut-être que je m’impliquais trop dans le sillage de Bandeo. C’était peut-être qu’avec Gabar nous ne nous occupions plus des Enselvains, mais il n’y avait plus de taverne Aux Enselvains, juste un local où Tahelle et le pâtré Alviès distribuaient les repas cuisinés par Navia, ainsi que cela se pratiquait dans toutes les tavernes. C’était peut-être que j’étais celle qui rationnait tout, car nous avions encore quelques saisons difficiles devant nous. C’était un peu de tout ça et, à moindre échelle, un peu d’Halween.

Halween étincelait. Partout, à chaque seconde, il était impossible de ne pas être ébloui en la regardant. Il ne faut pas croire que je me répète : elle était allée au-delà de ce dont je la pensais capable. Elle ne se maquillait pas, elle n’exagérait pas les effets de ses corsages ou de ses jupes, elle ne trichait ni avec son regard, ni avec sa voix. Elle était naturellement femme, et même jeune femme, enfin... d’une féminité animale.

Tendre Mère ! Elle avait un modèle, et ce modèle était Cendre. Et cela me sautait aux yeux chaque fois que je la voyais, au point que je détournais le regard, de crainte que quelqu’un ne s’aperçût de l’évidence. Pour autant que Parleur n’en eût pas déjà conscience et qu’il s’en satisfît.

Dans mes cauchemars, j’imaginais que, une nuit, il finissait par la laisser coucher dans son lit, la tête dans son cou, et qu’il ne faisait mieux que lui caresser les cheveux. Alors elle ronronnait...

Je sais, Karel, je sais :

Si nous nous regardions avec les yeux d’autrui, comment nous jugerions-nous ? Sinon comme il nous juge...

Parleur ou les chroniques d'un rêve enclavé
titlepage.xhtml
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_000.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_001.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_002.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_003.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_004.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_005.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_006.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_007.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_008.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_009.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_010.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_011.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_012.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_013.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_014.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_015.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_016.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_017.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_018.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_019.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_020.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_021.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_022.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_023.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_024.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_025.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_026.htm
~$rleur Ou Les Chroniques D'Un Reve Encl - Ayerdhal_split_027.htm